Nous avons
la grande grâce d'avoir un pape qui parle sans langue de bois. Dans sa nouvelle
exhortation apostolique Evangelii Gaudium il aborde entre autres
choses avec une lucidité extraordinaire, celle qui manque tant à nos
gouvernants, la crise économique actuelle. Cette crise du capitalisme libéral
sauvage est une crise morale. Le culte des marchés et de la croissance ne sert
qu'à enrichir une infime minorité d'humains, une ploutocratie égoïste et
cynique, et plonge dans le même temps une masse d'hommes et de femmes dans la
misère et l'exclusion. Le pape le rappelle avec fermeté : le culte de
l'argent est incompatible avec le culte de Dieu. Notre système économique
actuel favorise l'injustice et les inégalités sociales, il promeut le
consumérisme et le gaspillage, et nous prépare des lendemains bien
douloureux. La violence et la dégradation de l'environnement font déjà partie
du tableau. Ces menaces augmenteront encore sauf si les Etats prennent enfin
leur responsabilité et acceptent de contrôler et de réguler avec fermeté le
capitalisme libéral devenu fou dans sa recherche insatiable de profits toujours
plus grands. La foi dans la croissance et le libre-marché est incompatible avec
la foi en Dieu car elle exclut de la sphère économique des notions aussi
essentielles que le bien commun, la solidarité, la destination universelle des
biens, la préservation de l’environnement et la justice sociale.
EXHORTATION
APOSTOLIQUE
EVANGELII
GAUDIUM DU PAPE FRANÇOIS
SUR
L'ANNONCE DE L'ÉVANGILE DANS LE MONDE D'AUJOURD'HUI
1.
Quelques défis du monde actuel
52. L’humanité vit en
ce moment un tournant historique que nous pouvons voir dans les progrès qui se
produisent dans différents domaines. On doit louer les succès qui contribuent
au bien-être des personnes, par exemple dans le cadre de la santé, de l’éducation
et de la communication. Nous ne pouvons cependant pas oublier que la plus
grande partie des hommes et des femmes de notre temps vivent une précarité
quotidienne, aux conséquences funestes. Certaines pathologies augmentent. La
crainte et la désespérance s’emparent du cœur de nombreuses personnes, jusque
dans les pays dits riches. Fréquemment, la joie de vivre s’éteint, le manque de
respect et la violence augmentent, la
disparité sociale devient toujours plus évidente. Il faut lutter pour vivre
et, souvent, pour vivre avec peu de dignité. Ce changement d’époque a été causé
par des bonds énormes qui, en qualité, quantité, rapidité et accumulation, se
vérifient dans le progrès scientifique, dans les innovations technologiques et
dans leurs rapides applications aux divers domaines de la nature et de la vie. Nous sommes à l’ère de la connaissance et
de l’information, sources de nouvelles formes d’un pouvoir très souvent
anonyme.
Non
à une économie de l’exclusion
53. De même que le commandement de “ne pas
tuer” pose une limite claire pour assurer la valeur de la vie humaine,
aujourd’hui, nous devons dire “non à une économie de l’exclusion et de la
disparité sociale”. Une telle économie tue. Il n’est pas possible que le
fait qu’une personne âgée réduite à vivre dans la rue, meure de froid ne soit
pas une nouvelle, tandis que la baisse de deux points en bourse en soit une.
Voilà l’exclusion. On ne peut plus
tolérer le fait que la nourriture se jette, quand il y a des personnes qui
souffrent de la faim. C’est la disparité sociale. Aujourd’hui, tout entre
dans le jeu de la compétitivité et de la loi du plus fort, où le puissant mange
le plus faible. Comme conséquence de cette situation, de grandes masses de
population se voient exclues et marginalisées : sans travail, sans
perspectives, sans voies de sortie. On
considère l’être humain en lui-même comme un bien de consommation, qu’on peut
utiliser et ensuite jeter. Nous
avons mis en route la culture du
“déchet” qui est même promue. Il ne s’agit plus simplement du phénomène de
l’exploitation et de l’oppression, mais de quelque chose de nouveau : avec
l’exclusion reste touchée, dans sa racine même, l’appartenance à la société
dans laquelle on vit, du moment qu’en elle on ne se situe plus dans les
bas-fonds, dans la périphérie, ou sans pouvoir, mais on est dehors. Les exclus
ne sont pas des ‘exploités’, mais des déchets, ‘des restes’.
54. Dans ce contexte, certains défendent encore
les théories de la “rechute favorable”, qui supposent que chaque croissance
économique, favorisée par le libre marché, réussit à produire en soi une plus
grande équité et inclusion sociale dans le monde. Cette opinion, qui n’a jamais
été confirmée par les faits, exprime une confiance grossière et naïve dans la
bonté de ceux qui détiennent le pouvoir économique et dans les mécanismes
sacralisés du système économique dominant. En même temps, les exclus
continuent à attendre. Pour pouvoir
soutenir un style de vie qui exclut les autres, ou pour pouvoir s’enthousiasmer
avec cet idéal égoïste, on a développé une mondialisation de l’indifférence.
Presque sans nous en apercevoir, nous devenons incapables d’éprouver de la
compassion devant le cri de douleur des autres, nous ne pleurons plus devant le
drame des autres, leur prêter attention ne nous intéresse pas, comme si tout
nous était une responsabilité étrangère qui n’est pas de notre ressort. La
culture du bien-être nous anesthésie et nous perdons notre calme si le marché
offre quelque chose que nous n’avons pas encore acheté, tandis que toutes ces
vies brisées par manque de possibilités nous semblent un simple spectacle qui
ne nous trouble en aucune façon.
Non
à la nouvelle idolâtrie de l’argent
55. Une des causes de
cette situation se trouve dans la relation que nous avons établie avec
l’argent, puisque nous acceptons paisiblement sa prédominance sur nous et sur
nos sociétés. La crise financière que
nous traversons nous fait oublier qu’elle a à son origine une crise
anthropologique profonde : la négation du primat de l’être humain ! Nous
avons créé de nouvelles idoles. L’adoration
de l’antique veau d’or (cf. Ex 32, 1-35) a trouvé une nouvelle et impitoyable
version dans le fétichisme de l’argent et dans la dictature de l’économie sans
visage et sans un but véritablement humain. La crise mondiale qui investit
la finance et l’économie manifeste ses propres déséquilibres et, par-dessus
tout, l’absence grave d’une orientation anthropologique qui réduit l’être
humain à un seul de ses besoins : la consommation.
56. Alors que les gains d’un petit nombre
s’accroissent exponentiellement, ceux de la majorité se situent d’une façon
toujours plus éloignée du bien-être de cette heureuse minorité. Ce
déséquilibre procède d’idéologies qui
défendent l’autonomie absolue des marchés et la spéculation financière. Par
conséquent, ils nient le droit de contrôle des États chargés de veiller à la
préservation du bien commun. Une
nouvelle tyrannie invisible s’instaure, parfois virtuelle, qui impose ses lois
et ses règles, de façon unilatérale et implacable. De plus, la dette et ses
intérêts éloignent les pays des possibilités praticables par leur économie et
les citoyens de leur pouvoir d’achat réel. S’ajoutent
à tout cela une corruption ramifiée et une évasion fiscale égoïste qui ont
atteint des dimensions mondiales. L’appétit du pouvoir et de l’avoir ne connaît
pas de limites. Dans ce système, qui tend à tout phagocyter dans le but
d’accroître les bénéfices, tout ce qui est fragile, comme l’environnement,
reste sans défense par rapport aux intérêts du marché divinisé, transformés en
règle absolue.
Non
à l’argent qui gouverne au lieu de servir
57. Derrière ce comportement se cachent le
refus de l’éthique et le refus de Dieu. Habituellement, on regarde
l’éthique avec un certain mépris narquois. On la considère contreproductive,
trop humaine, parce qu’elle relativise l’argent et le pouvoir. On la perçoit
comme une menace, puisqu’elle condamne la manipulation et la dégradation de la
personne. En définitive, l’éthique
renvoie à un Dieu qui attend une réponse exigeante, qui se situe hors des
catégories du marché. Pour celles-ci, si elles sont absolutisées, Dieu est
incontrôlable, non-manipulable, voire dangereux, parce qu’il appelle l’être
humain à sa pleine réalisation et à l’indépendance de toute sorte d’esclavage.
L’éthique – une éthique non idéologisée – permet de créer un équilibre et un
ordre social plus humain. En ce sens, j’exhorte les experts financiers et les
gouvernants des différents pays à considérer les paroles d’un sage de
l’antiquité : « Ne pas faire participer les pauvres à ses propres biens, c’est
les voler et leur enlever la vie. Ce ne sont pas nos biens que nous détenons,
mais les leurs ». [55]
58. Une réforme financière qui n’ignore pas
l’éthique demanderait un changement vigoureux d’attitude de la part des
dirigeants politiques, que j’exhorte à affronter ce défi avec détermination et
avec clairvoyance, sans ignorer, naturellement, la spécificité de chaque
contexte. L’argent doit servir et non pas gouverner ! Le Pape aime tout le
monde, riches et pauvres, mais il a le devoir, au nom du Christ, de rappeler
que les riches doivent aider les pauvres, les respecter et les promouvoir. Je
vous exhorte à la solidarité désintéressée et à un retour de l’économie et de la finance à une éthique en faveur de
l’être humain.
Non
à la disparité sociale qui engendre la violence
59. De nos jours, de
toutes parts on demande une plus grande sécurité. Mais, tant que ne s’éliminent
pas l’exclusion sociale et la disparité sociale, dans la société et entre les
divers peuples, il sera impossible d’éradiquer la violence. On accuse les
pauvres et les populations les plus pauvres de la violence, mais, sans égalité
de chances, les différentes formes d’agression et de guerre trouveront un
terrain fertile qui tôt ou tard provoquera l’explosion. Quand la société –
locale, nationale ou mondiale – abandonne dans la périphérie une partie
d’elle-même, il n’y a ni programmes politiques, ni forces de l’ordre ou
d’intelligence qui puissent assurer sans fin la tranquillité. Cela n’arrive pas
seulement parce que la disparité sociale provoque la réaction violente de ceux
qui sont exclus du système, mais parce que le
système social et économique est injuste à sa racine. De même que le
bien tend à se communiquer, de même le mal auquel on consent, c’est-à-dire
l’injustice, tend à répandre sa force nuisible et à démolir silencieusement les
bases de tout système politique et social, quelle que soit sa solidité. Si
toute action a des conséquences, un mal niché dans les structures d’une société
comporte toujours un potentiel de dissolution et de mort. C’est le mal
cristallisé dans les structures sociales injustes, dont on ne peut pas attendre
un avenir meilleur. Nous sommes loin de ce qu’on appelle la “fin de
l’histoire”, puisque les conditions d’un développement durable et pacifique ne
sont pas encore adéquatement implantées et réalisées.
60. Les mécanismes de l’économie actuelle
promeuvent une exagération de la consommation, mais il résulte que l’esprit de
consommation effréné, uni à la disparité sociale, dégrade doublement le tissu
social. De cette manière, la disparité sociale engendre tôt ou tard une
violence que la course aux armements ne résout ni résoudra jamais. Elle sert
seulement à chercher à tromper ceux qui réclament une plus grande sécurité,
comme si aujourd’hui nous ne savions pas que les armes et la répression
violente, au lieu d’apporter des solutions, créent des conflits nouveaux et
pires. Certains se satisfont simplement en accusant les pauvres et les pays
pauvres de leurs maux, avec des généralisations indues, et prétendent trouver la
solution dans une “éducation” qui les rassure et les transforme en êtres
apprivoisés et inoffensifs. Cela devient encore plus irritant si ceux qui sont
exclus voient croître ce cancer social qui est la corruption profondément enracinée dans de nombreux pays – dans les
gouvernements, dans l’entreprise et dans les institutions – quelle que soit
l’idéologie politique des gouvernants.