Lettre au
père Jean-Baptiste Bienvenu sur le végétarisme
Cher
confrère, cher Jean-Baptiste,
Ayant
visionné la vidéo de « Pourquoi Padre ? » sur KTO[1]
dans laquelle vous répondez à la question de Bertille, je me permets de vous
adresser cette longue lettre par laquelle je voudrais commenter votre réponse à
la question qui vous a été posée :
« Le chrétien doit-il ou peut-il
être végétarien ? De manière militante, pas par dégoût pour la viande ou
incapacité d'en consommer » écrit Bertille, 23 ans. « Si j'écoute ma
conscience, je ne veux pas qu'on élève et qu'on tue des animaux, ou même qu'on
les chasse, je ressens vraiment de la peine. Est-ce juste pour autant ? Que dit
la Bible ? Cela a l'air de créer des désaccords parmi les chrétiens ... »
Tout d’abord la question de Bertille est formulée
en termes de possibilité ou de devoir. Elle aurait pu tout aussi bien formuler
sa question de la manière suivante : Est-il meilleur ou préférable d’être
végétarien pour un chrétien ?
Tuer les animaux n’est
pas un mal en soi.
Votre affirmation mériterait une argumentation au
regard de ce qui est affirmé dans YOUCAT[2] :
Les animaux aussi sont des créatures qui
ont une sensibilité. C’est un péché de les torturer, de les faire souffrir, de
les tuer sans raison. L’élevage et l’abattage industriels impliquent
obligatoirement de grandes souffrances pour les animaux, tout cela est
parfaitement documenté par les vidéos de l’association L214. Sans parler des
souffrances physiques et psychiques des hommes qui travaillent dans les
abattoirs[3]…
Cette masse de souffrances quotidiennes et perpétuelles se justifie-t-elle ?
Tuons-nous (ou plutôt faisons-nous tuer) les animaux avec une raison valable ?
La réponse est non en France, car nous pouvons nous nourrir de manière
parfaitement saine et équilibrée sans manger ni chair animale ni poissons. Dans
notre pays nous ne tuons pas les animaux pour survivre mais bien par tradition
culinaire et en raison de notre goût pour la viande ou le poisson, bref parce
que nous trouvons que c’est bon à manger.
Ce que je trouve
mal, ce sont les dérives de l’élevage industriel, l’animal envisagé comme un
bien de consommation, pas respecté en tant qu’être sensible dans la durée de sa
vie et dans la manière dont il a été tué.
Ce que vous appelez « dérives » est en
fait la norme dans notre pays. La majorité de la viande vendue dans le commerce
provient d’élevages industriels[4]. Il
est absolument impossible de nourrir l’appétit de viande de millions de
français uniquement avec un élevage « bio » et des animaux élevés dans
des conditions qui respectent leur nature et leurs besoins, en plein air etc. L’élevage
industriel que vous considérez avec raison comme un mal est de fait une
nécessité tant que chaque français continuera à manger de la viande
régulièrement, plusieurs fois par semaine. L’unique moyen de réduire cet
élevage serait de réduire considérablement notre consommation de viande… Nous
en sommes très loin en France. Je vous donne des chiffres qui parlent d’eux-mêmes :
dans notre pays ce sont 3,5 millions d’animaux qui sont tués chaque jour dans
les abattoirs, soit, chaque minute, 2400 animaux ! Un français mange
environ 80 kg de viande par an, soit deux fois plus qu’en 1900 et quatre fois
plus qu’en 1800.
J’imagine
que vous mangez de la viande. Vous êtes-vous posé la question, en cohérence
avec ce que vous qualifiez de « mal » (l’élevage industriel), de la
provenance de la viande que vous consommez ? Vous parlez de la durée de
vie des animaux. Aucun animal d’élevage n’a une durée de vie normale
correspondant à son espèce. Tous sont tués très jeunes et prématurément, y compris
les vaches laitières, pour une raison de rentabilité économique, donc pas
seulement les agneaux « de Pâques »… Vous parlez de respecter l’animal,
être sensible, dans la manière dont il
est tué… Il est impossible de tuer un être sensible sans lui infliger de
souffrances. D’autant plus que les rares réglementations visant à diminuer la
souffrance des animaux au moment de l’abattage ne sont, la plupart du temps,
pas respectées et les infractions très rarement sanctionnées par les services
de l’Etat qui ferment les yeux… Qui dit rentabilité dit cadence infernale, donc
pas le temps de « bien faire ».
Le
végétarisme militant serait pour un chrétien problématique, une naïveté périlleuse.
Ce qui
nous met en péril ce serait plutôt la surconsommation de produits animaux issus
d’élevages industriels, surconsommation dangereuse pour la santé humaine et
pour la préservation écologique de notre planète. Je vous renvoie au visionnage
de deux brèves vidéos résumant parfaitement la catastrophe écologique et
sanitaire que constitue l’industrie de la viande, largement subventionnée par
la PAC et par nos impôts :
L’impact
de la viande sur l’environnement :
https://www.youtube.com/watch?v=nVydgG2DFU0&ab_channel=LeMonde
Quand la
boucherie, le monde pleure :
Ce qui me
semble plutôt hautement problématique, c’est d’ignorer l’impact écologique très
négatif de l’industrie de la viande. Peut-être ne le savez-vous pas mais
adopter un régime végétarien constitue l’acte le plus puissant au niveau
individuel que nous puissions faire si nous voulons nous engager dans la
conversion écologique à laquelle nous invite Laudato si’… C’est beaucoup plus efficace que de rouler en Tesla !
Et bien plus accessible à tous !
Vous ne
faites que mentionner en passant la volonté du Créateur donnant à l’homme et à
la femme un régime végétalien (Genèse 1, 29). Ce n’est pas ainsi que procède
Basile de Césarée qui rappelle dans son Homélie II, Sur l’origine de l’homme :
Que l’Eglise ne néglige rien :
tout est loi. Dieu n’a pas dit : « Je vous
ai donné les poissons pour nourriture, je vous ai donné le bétail, les
reptiles, les quadrupèdes. » Ce n’est pas pour cela qu’il a créé, dit
l’Ecriture. En fait, la première législation a concédé l’usage des fruits, car
nous étions encore jugés dignes du paradis.
Basile ne fait que reprendre à son
compte le modèle d’exégèse des Ecritures mis en œuvre par Jésus lui-même dans
la discussion qu’il a sur le mariage et le divorce avec les Pharisiens en
Matthieu 19, 1-9. Il ressort de ce passage que le Christ met la loi du Créateur
à l’origine au-dessus de la loi de Moïse qui lui est postérieure :
C’est en raison de la dureté de votre cœur que Moïse vous a
permis de renvoyer vos femmes. Mais au commencement, il n’en était pas ainsi.
Pourquoi ce raisonnement du Christ ne s’appliquerait-il
qu’à la question de l’indissolubilité du mariage et pas au régime végétalien ?
Vous mentionnez avec raison le changement de régime alimentaire concédé à Noé
après le déluge en Genèse 9, 3 mais en omettant de signaler une limitation
imposée par Dieu dans le cadre de la consommation de la chair animale :
Mais, avec la chair, vous ne mangerez pas le principe de vie,
c’est-à-dire le sang (Gn 9,4).
En s’inspirant du raisonnement du Christ, il ne me
semble pas farfelu d’en faire l’application suivante à Genèse 1,29/9,3 :
C’est en raison de la dureté de votre cœur que Dieu vous a
permis de manger la chair des animaux. Mais au commencement, il n’en était pas
ainsi.
Jésus assume cette
histoire d’un peuple qui mange de la viande et qui honore Dieu en accomplissant
des sacrifices d’animaux.
Les Evangiles n’ont pas pour but de nous parler du
régime alimentaire de Jésus, mais c’est un fait que nulle part il nous est
montré en train de manger de la viande. Donc il est difficile d’affirmer qu’il
assume l’histoire d’un peuple qui mange de la viande… D’autant plus que votre
saint patron, Jean le baptiste, se contentait de sauterelles et de miel… Quant
aux sacrifices d’animaux vous connaissez tout autant que moi les vigoureuses et
nombreuses critiques que l’on trouve dans la tradition prophétique à propos de
cette pratique cultuelle que les Juifs avaient en commun avec toutes les
religions païennes de l’antiquité… En
particulier Isaïe 1, 11-16.
Je citerai ici une référence prise dans le psautier :
08 « Je ne
t'accuse pas pour tes sacrifices ; tes holocaustes sont toujours devant moi.
09 Je ne prendrai
pas un seul taureau de ton domaine, pas un bélier de tes enclos.
10 « Tout le
gibier des forêts m'appartient et le bétail des hauts pâturages.
11 Je connais tous
les oiseaux des montagnes ; les bêtes des champs sont à moi.
12 « Si j'ai faim,
irai-je te le dire ? Le monde et sa richesse m'appartiennent.
13 Vais-je manger
la chair des taureaux et boire le sang des béliers ?
14 « Offre à Dieu
le sacrifice d'action de grâce, accomplis tes vœux envers le Très-Haut ».
(Psaume
49)
La dépendance culturelle aux animaux constitue une
dimension importante dans la foi.
La consommation de viande, présentée comme une
attitude culturelle, aurait un lien fort avec notre profession de foi
chrétienne… Désolé, mais dans ce cas vous excluez pas mal de personnes dont les
moines et moniales qui suivent un régime végétarien et les nombreux chrétiens
qui ont fait ce choix pour diverses raisons… Cela n’a tout simplement rien à
voir avec notre foi, et ce n’est pas moi qui le dis mais bien saint Paul :
Le royaume de Dieu ne consiste pas en des
questions de nourriture ou de boisson ; il est justice, paix et joie dans
l’Esprit Saint. (Romains 14, 17)
Le
fait de devoir tuer pour manger, même s’il faudrait évidemment que cela soit
dans de proportions moindres et dans des conditions meilleures qu’aujourd’hui,
constitue un rappel concret de notre condition mortelle et du drame de cette
condition prise tout entière par le péché. Cela met en scène quelque chose de
la violence et du chaos qui continuent d’habiter le cœur de tout homme.
Cette partie de votre raisonnement est
particulièrement problématique. Premièrement il est faux d’affirmer que nous devons tuer des animaux pour manger. Les
végétariens prouvent que le contraire est tout à fait possible. Nous le faisons
par gourmandise et par goût, par tradition culturelle, par habitude, ce qui est
différent d’une nécessité réelle. Ensuite vous énoncez des vœux pieux… même s’il faudrait… Dans ce cas vous
êtes-vous engagé dans une réduction significative de votre consommation
personnelle de viande ? L’industrie de la viande continuera à traiter les
animaux comme des objets de profits tant que nous achèterons ses produits. Les
conditions meilleures que vous évoquez à propos de l’élevage des animaux
révèlent une naïveté de votre part (ce n’est pas Bertille qui est naïve !)…
Tant que la démographie mondiale sera ce qu’elle est, tant que la demande en
viande ne baissera pas drastiquement, tant que le consommateur voudra de la
viande bon marché, il n’y aura pas de conditions meilleures dans l’élevage des
animaux de boucherie. Bien avant Jésus et l’enfer de l’élevage industriel, l’animal
de boucherie était déjà présenté comme un sujet de grandes souffrances d’où la
métaphore du psaume 43 :
12 Tu nous
traites en bétail de boucherie, tu nous disperses parmi les nations.
23 C'est pour
toi qu'on nous massacre sans arrêt, qu'on nous traite en bétail d'abattoir.
Le fait de tuer des animaux serait d’après vous une
nécessité pour nous rappeler notre condition mortelle ! Je n’ai pas besoin
de tuer quiconque pour être certain de ma condition mortelle… Les maladies et
le vieillissement, l’expérience du deuil, me rappellent très souvent que je ne
suis qu’un mortel et pas un dieu. Pas besoin de manger du steak ou du saucisson
pour arriver à cette perception de la finitude de la condition humaine. Vous
parlez de notre condition humaine prise tout
entière par le péché, c’est un choix théologique pessimiste qui ne
correspond pas à toute la tradition chrétienne. Et même si cela était vrai, en
quoi les animaux, créatures innocentes, devraient-ils en payer les conséquences ?
La fin de votre raisonnement me paraît totalement incompréhensible d’un point
de vue chrétien qui est celui du salut et de la rédemption dans le Christ :
Cela
met en scène quelque chose de la violence et du chaos qui continuent d’habiter
le cœur de tout homme.
Si je vous comprends bien les abattoirs et la
consommation de viande mettent en scène la violence et le chaos qui continuent
d’habiter le cœur de tout homme ? En résumé puisque nous sommes mauvais,
enfonçons-nous encore davantage dans le mal en le mettant en scène au lieu de
nous en libérer comme le Christ nous y invite expressément… Je ne comprends pas
cette complaisance dans l’état du vieil homme alors que le Christ est venu pour
permettre la naissance de l’homme nouveau, pour libérer justement le vieil
homme de tous les conditionnements qui l’enferment dans la spirale mortifère de
la violence et du chaos. A vous lire j’ai l’impression que le Christ est venu
pour rien et qu’il n’y a pas eu de rédemption. A propos d’abattoir, vous
devriez y passer une seule journée pour contempler cette mise en scène de la
violence et du chaos. Vous en sortiriez probablement dégoûté et végétarien.
Si
les abattoirs avaient des vitres, on serait tous végétariens. (Paul McCartney,
végétarien et soutien actif de l’association PETA).
On
ne deviendra pas meilleurs en mangeant des lardons végétaux.
Qu’en savez-vous donc, Padre ? Isaïe 11, 1-10
devrait tous nous inspirer et je remarque que l’homme d’avant le péché était
végétarien. Je me permets de vous citer ici plus longuement l’homélie de Basile
de Césarée dans laquelle il commente Genèse 1, 29 :
Telle était la première création, telle sera après cela la restauration[5].
L’homme revient à son ancienne constitution en rejetant la malice, la vie
encombrée de soucis, l’esclavage de l’âme vis-à-vis des tracas
journaliers ; quand il a renoncé à tout cela, il retourne à cette vie
paradisiaque qui n’est pas asservie aux passions de la chair, qui est libre, vie
d’intimité avec Dieu, partage du régime des anges. Or, si nous avons dit cela,
ce n’est pas que nous voulions écarter les aliments dont Dieu nous a concédé
l’usage[6],
mais c’est afin de souligner la félicité de cette époque révolue, de montrer la
qualité de cette vie, exempte, s’il est possible, de besoins, de reconnaître
combien il fallait peu de choses aux hommes pour vivre et comment la variété du
régime est due au péché qui l’a introduite chez nous. Car une fois déchus des
véritables délices du paradis, nous nous sommes inventés des délices
abâtardies. Puisque nous ne regardons plus l’arbre de vie et que nous ne
mettons plus notre fierté dans cette beauté-là, nous avons été dotés désormais,
pour notre plaisir, de cuisiniers et de boulangers, de toutes sortes de
pâtisseries, d’arômes et d’autres choses de ce genre, qui nous consolent de
notre bannissement de là-bas. Ainsi, quand une grave maladie les a affaiblis et
qu’ils ne peuvent pas prendre part aux jouissances ordinaires, les malades sont
réconfortés par les médecins au moyen de parfums et de produits analogues.
Comme ils se sont perdus dans la jouissance des nourritures plus fortes, ceux
qui flattent les sens de ces malades imaginent des moyens adaptés à leur
faiblesse. Seulement, puisque nous
voulons maintenant nous conduire en imitant la vie du paradis, évitons cette
jouissance surabondante des nourritures et conduisons-nous, autant qu’il est
possible, d’après cette vie-là : utilisons pour notre entretien produits
de la terre, graines et fruits durs, et le superflu, rejetons-le comme
inutile ; car ce qui n’est pas abominable au Créateur n’en est pas pour
autant rendu souhaitable par le plaisir qu’y prend le corps.
Si on n’a plus aucun rapport
à l’animal en tant que mise à mort on ne pourra plus rien comprendre au mystère
de l’eucharistie qui est la mise à mort d’un innocent.
C’est
à ce point précis que votre argumentation est la plus discutable. Elle est même
proprement choquante. Tout d’abord j’espère que notre relation aux animaux peut
exister sans les tuer pour les manger. Vous avez lu comme moi la lettre aux
Hébreux qui affirme la fin du culte ancien, centré sur la mise à mort des
animaux, à partir du moment où le Christ, agneau véritable, s’offre lui-même en
sacrifice sur le bois de la croix. Vous savez comme moi que lors de la dernière
Cène Jésus n’a pas pris un morceau d’agneau dans ses mains en disant Ceci est mon corps… Il a, au contraire,
choisi des éléments végétaux, le pain et le vin, comme supports et espèces du
nouveau culte réalisé par l’institution du sacrement de l’eucharistie. Si l’on
accepte votre raisonnement, cela revient à dire que tous les moines et les
moniales s’abstenant de consommation de viande selon la règle de saint Benoît sont
incapables de comprendre le mystère de l’eucharistie ! Idem pour les
fidèles catholiques végétariens. Je suis un prêtre végétarien et j’espère
comprendre un peu le mystère de l’eucharistie… et je ne vois pas en quoi manger
du poulet ou du canard m’aiderait à approfondir ma perception de ce grand
mystère ! Oui, la croix est bien la mise à mort d’un innocent, ce n’est
pas une raison pour condamner à une vie de souffrances et à une mort cruelle
des milliards d’animaux innocents uniquement pour notre plaisir gustatif.
« Il est vrai aussi que
l’indifférence ou la cruauté envers les autres créatures de ce monde finissent
toujours par s’étendre, d’une manière ou d’une autre, au traitement que nous
réservons aux autres êtres humains. Le cœur est unique, et la même misère qui
nous porte à maltraiter un animal ne tarde pas à se manifester dans la relation
avec les autres personnes. Toute cruauté sur une quelconque créature est
contraire à la dignité humaine » (n°92).
La question de Bertille ne relève pas
pour moi d’une naïveté périlleuse (pour qui ?) et encore moins des fausses bonnes solutions. Cette jeune
fille illustre bien la citation du pape François dans Laudato si’ :
Si j'écoute ma conscience, je ne veux
pas qu'on élève et qu'on tue des animaux, ou même qu'on les chasse, je ressens
vraiment de la peine.
Puissent tous les chrétiens entendre la voix de
leur conscience qui leur indique un chemin de compassion et de douceur. Au
regard des enjeux écologiques actuels Bertille fait preuve au contraire d’une
grande maturité comme tant d’autres jeunes de sa génération qu’il faudrait
plutôt encourager que d’inviter à mettre en scène quelque chose de la violence et du chaos qui continuent d’habiter le cœur
de tout homme. Les jeunes générations espèrent autre chose que l’enfoncement
dans la violence et le chaos présentés comme une fatalité de la condition
humaine. Je suis peut-être naïf, mais je suis convaincu que le monde infernal
de la rentabilité des élevages industriels d’animaux et de la cadence tout
aussi infernale des abattoirs n’est pas notre horizon ultime… Déjà le grand
Plutarque avait écrit trois traités pour les animaux. Il serait grand temps que
l’éthique chrétienne s’élève dans ce domaine au niveau auquel étaient parvenus
les grands penseurs païens de l’antiquité[7].
Le pape François termine sa lettre encyclique Laudato si’ par deux prières. Voici tout
d’abord un passage de la prière pour notre terre :
Dieu
Tout-Puissant qui es présent dans tout l’univers et dans la plus petite de tes
créatures, Toi qui entoures de ta tendresse tout ce qui existe, répands sur
nous la force de ton amour pour que nous protégions la vie et la beauté.
Et un passage de
la prière chrétienne avec la création :
Dieu d’amour,
montre-nous notre place dans ce monde comme instruments de ton affection pour
tous les êtres de cette terre, parce qu’aucun n’est oublié de toi.
Enfin en annexe
ce très beau texte de Léon Bloy dans La
femme pauvre :
Le
végétarien apostolique de la Salette
Je
vous épargne les gargouillades facétieuses de chemisier pour ecclésiastiques,
dont l’individu placé devant moi ne négligea pas de nous saturer, à l’extrême satisfaction
des mandibules sacerdotales ou laïques. Voici la cause de cette allégresse. Le
pauvre être qui servait de plastron à ces brutes était une espèce de végétarien
apostolique, perpétuellement travaillé du besoin d’expliquer son abstinence.
Sous quelque prétexte que ce fût, Mademoiselle, il n’admettait pas qu’on tuât
les bêtes et, par conséquent, il s’interdisait de manger leur chair, ne voulant
pas se rendre complice de leur massacre. Il le disait à qui voulait l’entendre,
sans que nulle moquerie fût capable de le retenir, et on sentait qu’il aurait donné
sa propre vie pour cette idée. À la fin, l’un des prêtres, un long soutanier
qui paraissait avoir enseigné très spécialement la raison dans quelque prytanée
de haute sagesse, prit la parole en ces termes : – Je vous demande comme une
faveur de répondre à une simple question que je vais vous poser. Vous portez des
souliers de cuir, un chapeau de feutre, des bretelles peut-être, vous vous
servez en ce moment d’un couteau dont le manche est en os. Comment pouvez-vous
concilier de tels abus avec les sentiments fraternels que vous venez d’exprimer
? Songez-vous qu’il a fallu égorger d’innocents quadrupèdes pour que ce faste
criminel vous fût accordé ? Je n’essaierai pas de vous dépeindre l’enthousiasme
de l’auditoire. Ce fut une clameur générale, un délire. On applaudissait, on
trépignait, on aboyait, on imitait des cris d’animaux. Juste le succès d’un
cabotin de café-concert. Lorsqu’un peu de calme se fut rétabli dans la
fourrière, la première parole articulée qui se fit entendre sortait du groin désopilant
et fariboleur de mon vis-à-vis. Il gueulait ceci : – Ah ! Pour le coup, mon
bonhomme, tu as ton compte. (Il en était au tutoiement.) Il n’y a pas à dire :
mon bel ami ! Cette fois, c’est un théolozien qui t’interroze, un ministre des
autels, milledioux ! Qu’est-ce que tu vas lui répondre, viédase ? La réponse
fut telle qu’un silence général succéda. À l’exception du dernier chenapan qui
avait parlé, tous les fronts se penchèrent sur les assiettes, visiblement
inquiets d’une plaisanterie qui allait si loin. J’avançai la tête pour voir le
souffre-douleur. Il pleurait, le visage dans ses deux mains. Vous savez,
Gacougnol, si c’est dans ma nature de supporter que les faibles soient opprimés
devant moi. Je me levai donc, au milieu de la stupeur, et faisant le tour de la
table, je vins frapper du plat de la main l’épaule du mastodonte. La claque, je
crois, fut assez retentissante et faillit lui faire perdre l’équilibre. –
Debout ! Dis-je. Il se retourna d’un bloc, en grognant comme un sanglier, mais
s’il eut quelque velléité d’indignation, je vous jure qu’aussitôt après m’avoir
regardé il perdit tout besoin d’évacuer ce sentiment généreux. Je le
contraignis à se lever et l’amenant jusqu’à sa victime qui pleurait toujours et
qui n’avait pas relevé la tête, je lui dis encore : – Vous avez insulté
bassement et ignoblement un chrétien qui ne vous faisait aucun mal. Vous allez,
n’est-ce pas ? lui demander pardon. Ce sera, peut-être, une leçon profitable
pour quelques-uns des lâches qui nous écoutent. Comme il faisait mine de
protester, je lui replantai la main dans la nuque avec une telle furie
d’autorité qu’il tomba sur ses genoux aux pieds du bonhomme glacé de stupéfaction.
– Maintenant, ajoutai-je, vous allez, à haute et distincte voix, vous humilier
devant celui dont vous êtes l’offenseur, sinon je jure Dieu que je vous
arracherai la peau avant que nous sortions de cette écurie… Quant à vous,
Monsieur, laissez-moi faire, j’accomplis un acte de justice, non pour vous,
mais pour l’honneur de Marie qu’on outrage un peu trop ici. J’expérimentai une
fois de plus, en cette occasion, l’étonnant pouvoir d’un seul homme qui déploie
son âme et l’incomparable couardise des blagueurs. Celui-là demanda pardon à
genoux comme je l’avais exigé, ajoutant, pour sauver au moins une plume de sa
dignité de plaisant cafard, qu’il n’était pas un « Cosaque » et qu’il n’avait
pas eu l’intention de faire souffrir. L’autre le releva, en le serrant dans ses
bras, et j’allai me coucher. Telle est la première partie de mon aventure qui
sera, si vous le permettez, un diptyque.
Léon
Bloy, La femme pauvre, XIV
[1]
https://www.youtube.com/watch?v=t66po-X3u8s&ab_channel=KTOTV
[2]
Question 437.
[3]
https://www.viande.info/conditions-travail-ouvrier-abattoirs
·
[4]
83 % des 826 millions de poulets de chair sont
élevés sans accès à l’extérieur (ITAVI,
2016)
·
97 % des 52 millions de dindes sont élevées enfermées
sans accès à l’extérieur (Agreste,
2008 et 2010)
·
36 % des 42 millions de poules pondeuses sont
élevées en batterie de cages (CNPO, 2021)
·
99 % des 27,5 millions de lapins sont élevés en
batterie de cages (Plan de
filière lapin EGAlim, 2017)
·
95 % des 25 millions de cochons sont
élevés sur caillebotis
en bâtiments
·
60 % des 1,1 million de caprins sont en élevage
intensif sans accès aux pâturages (Agreste,
2010)
[5]
Comme nous le verrons dans la deuxième partie de cette étude, Tertullien avait
déjà développé une pensée théologique similaire.
[6]
Basile pense peut-être à ce que saint Paul écrit dans sa première lettre à
Timothée (4, 3).
[7]
Dont Pythagore.
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