Après
avoir accueilli la proclamation de la Passion du Seigneur selon saint Marc lors
du dimanche des Rameaux, nous venons d’écouter la version que donne saint Jean
du même événement. La tonalité de la Passion selon saint Jean est, par bien des
aspects, originale. L’évangéliste passe assez rapidement sur le procès juif
devant Anne et ne nous dit rien de ce qui s’est passé chez Caïphe. D’ailleurs
le procès juif ne ressemble pas à un véritable procès puisque aucune sentence
de condamnation ne nous est rapportée. La manière plus que maladroite avec
laquelle les Juifs répondent à la question de Pilate (Quelle accusation portez-vous contre cet homme ?) le démontre
clairement : S’il n’était pas un
malfaiteur, nous ne t’aurions pas livré cet homme. Ce n’est que parce que
Pilate résiste et qu’il faut le convaincre de condamner Jésus à la crucifixion,
que les Juifs finissent par formuler ce qui, à leurs yeux, fait de Jésus un
coupable méritant bien la mort : Nous
avons une Loi, et suivant la Loi il doit mourir, parce qu’il s’est fait Fils de
Dieu.
L’originalité
de Jean tient en grande partie à la place qu’il donne au procès romain, très
développé, et au rôle qu’il attribue à Pilate, le représentant du pouvoir
romain à Jérusalem. En effet le Romain est présenté comme un homme juste,
affirmant à plusieurs reprises l’innocence de Jésus et cherchant à tout prix à
lui éviter la condamnation à mort… quitte à le faire flageller pensant que cela
suffira à calmer la foule. Pilate est réellement une figure centrale du drame qui
se joue à ce moment-là, et cela se vérifie par le fait qu’il prend très souvent
la parole. Il dialogue d’un côté avec les Juifs et de l’autre avec Jésus. Face
aux Juifs, il cherche jusqu’au bout à faire libérer Jésus. C’est l’argument politique
qui finit par le faire vaciller : Si
tu le relâches, tu n’es pas un ami de l’empereur. Quiconque se fait roi
s’oppose à l’empereur. Bien plus profond et intéressant est le dialogue
qu’il noue avec Jésus, le roi des Juifs. Ce rapport entre le Romain et le Juif
relève presque de la philosophie. Et c’est bien face à Pilate, avant la
flagellation, que le Seigneur révèle en profondeur qui il est et quel est le
sens de sa mission.
Première
révélation : Ma royauté n’est pas de
ce monde ; si ma royauté était de ce monde, j’aurais des gardes qui se seraient
battus pour que je ne sois pas livré aux Juifs. En fait, ma royauté n’est pas
d’ici. Jésus témoigne ici de la transcendance, de la réalité de ce qu’il appelle
le Royaume des cieux ou le Royaume de Dieu. Notre monde n’épuise pas la
réalité, loin de là. Ce qui est encore invisible à nos yeux de chair n’en est
pas moins réel. C’est même la réalité essentielle pour Jésus, celle pour
laquelle il est prêt à donner sa vie. Si le Romain Pilate avait quelque
connaissance de la philosophie de Platon, cela devait probablement lui rappeler
quelque chose…
Seconde
révélation : Moi, je suis né, je
suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité. Quiconque
appartient à la vérité écoute ma voix. Jésus, bien avant de se trouver
devant Pilate, s’est identifié lui-même à la vérité : Je suis le chemin, la vérité et la vie. Ici Pilate pourrait penser
à Socrate et à sa fameuse méthode pour faire accoucher ses interlocuteurs de la
vérité qui, en grec, signifie dévoilement… Mais sa réponse montre qu’il
appartient à l’école philosophique des sceptiques : Qu’est-ce que la vérité ? Le rapport de Jésus à la vérité,
pour laquelle il justifie le mystère de son incarnation, n’est cependant pas
identique à celui que Socrate entretenait avec elle. Pour le comprendre nous
pouvons nous référer à l’enseignement donné par le Seigneur à Nicodème :
Celui qui fait le mal déteste la lumière : il
ne vient pas à la lumière, de peur que ses œuvres ne soient dénoncées ; mais
celui qui fait la vérité vient à la lumière, pour qu’il soit manifeste que ses
œuvres ont été accomplies en union avec Dieu.
Pour
Jésus le dévoilement de la vérité ne peut s’effectuer que si la volonté, donc
le cœur, est mise à contribution. La vérité n’est pas d’abord une affaire de
raisonnement ou de dialogue philosophique. Il faut la faire pour se laisser
illuminer par elle, ce qui suppose une conversion, un changement de vie. La
vérité a partie liée avec le bien. Devant l’autorité romaine le Seigneur se
présente véritablement comme le témoin, c’est le sens même du mot martyr, du
Royaume et de la vérité. Confronté à ce martyr, Pilate fait une double
présentation de Jésus à la foule : voici
l’homme – voici votre roi. La première est universelle tandis que la
seconde est particulière, propre au peuple Juif.
Jésus donc sortit dehors, portant la couronne
d’épines et le manteau pourpre. Et Pilate leur déclara : « Voici l’homme. » Quelle
signification pouvons-nous bien donner à cette mystérieuse parole du
procurateur ? Serait-il prophète en cet instant ? Jésus comme l’Homme
parfait, juste et saint, le Nouvel Adam ? Et en même temps ce Jésus
souffrant dans son âme et dans son corps comme image de l’homme déchu, comme
celui portant le péché du premier Adam ? Nous pouvons peut-être
interpréter la parole de Pilate à la lumière de la première lecture qui nous
décrit le serviteur souffrant, à la fois parfaitement juste, innocent et
portant totalement toutes nos fautes en raison de son amour extrême pour Dieu
et pour chacun d’entre nous. Voici
l’homme… Cette parole trouve un écho particulier dans la prière d’ouverture
de cet office de la Passion :
Du fait de notre nature, nous avons dû
connaître la condition du premier homme qui vient de la terre ;
sanctifie-nous par ta grâce pour que nous connaissions désormais la condition
de l’homme nouveau qui appartient au ciel.
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